Mobilités multiples

PHI
Immerse
Published in
10 min readOct 15, 2020

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Daniel Fiset examine le potentiel des résidences d’artistes virtuelles à travers le programme Lignes parallèles de PHI

par Daniel Fiset

[in English]

PHI — un organisme montréalais composé de trois entités distinctes mais complémentaires, le Centre PHI, la Fondation PHI pour l’art contemporain et le Studio PHI — poursuit la série d’articles présentée en collaboration avec Immerse avec l’article de Daniel Fiset, commissaire adjoint — Engagement à la Fondation PHI. À travers ces articles, nous explorerons comment notre approche a été façonnée par les nouveaux modes de consommation de l’art, en ligne comme hors ligne, comment nous avons réagi, ce que nous avons appris et ce qui a fondamentalement changé pendant la pandémie mondiale.

Les résidences d’artistes sont devenues de plus en plus fondamentales dans l’élaboration de l’offre des musées, galeries, théâtres et autres institutions du monde entier. L’attrait de ces programmes se trouve dans leur double mobilité: les créateurs se déplacent pour accéder aux fonds, à l’espace et à l’assistance technique accordés par les institutions d’accueil, et sont également censés s’extraire physiquement de leur vie quotidienne pour nourrir leurs pratiques. Ce faisant, ces programmes placent l’œuvre d’art en opposition directe avec d’autres types de travaux effectués quotidiennement. Cette séparation contribue à perpétuer certaines formes d’exclusion systémique au sein de l’art contemporain, car la participation est tributaire du privilège de pouvoir s’extraire de la vie quotidienne, ce qui est impossible pour de nombreux artistes. L’importance de ces résidences pour la carrière des artistes a également créé une économie très spécifique où les projets de grande envergure tendent à éclipser les approches plus furtives et horizontales de la création. Comme le note l’écrivaine et artiste Laura Kenins dans sa critique des résidences d’artistes, le message sous-jacent « semble être que nous devons sortir de nos communautés et de nos pays pour travailler, qu’être un artiste signifie être constamment en mouvement ».

Y a-t-il des moyens d’envisager la résidence non seulement comme une excuse pour s’éloigner de la vie quotidienne afin de faire de l’espace pour le processus de création, mais aussi comme une véritable opportunité pour les artistes de collaborer avec le public afin de partager leurs compétences, expériences et idées? Ces questions nous sont venues à l’esprit lorsque nous avons invité Diego Galafassi à participer à une résidence de PHI à la fin de l’année 2019. Les projets de Galafassi ont toujours été orientés vers un dialogue entre les disciplines et les médias, empruntant volontiers à des formes variées, notamment au cinéma documentaire et aux nouveaux médias. Son processus de recherche, situé à l’intersection de différentes disciplines et associant des préoccupations esthétiques à un intérêt pour la science de la durabilité et les avancées technologiques, a reflété l’intérêt de PHI pour les projets transdisciplinaires. Pendant sa résidence, Galafassi a collaboré avec l’équipe de Studio PHI pour développer Breathe, une installation de réalité mixte qui utilise la respiration des participants pour générer un arc évolutif en trois parties.

Les visiteurs en immersion dans l’installation de réalité mixte Breathe de Diego Galafassi, fruit d’une collaboration avec le Studio PHI dans le cadre d’un programme de résidence qui remonte à 2019. Dans un espace défini par un rideau, équipés de détecteurs de respirations qui enregistrent des données, les visiteurs sont guidés à travers un récit afin de prendre conscience des particules d’air qu’ils émettent lorsqu’ils respirent. Les particules d’air apparaissent devant leurs yeux grâce aux lunettes Magic Leap AR qu’ils portent. Plus les visiteurs prennent part à l’expérience, plus il y a de particules d’air dans le dit espace. (PHI)

Le processus interdisciplinaire de Breathe a confirmé notre sentiment qu’une œuvre d’art n’est pas seulement l’œuvre de l’artiste et que tout type de connaissances peut être mobilisé pour qu’une telle expérience de co-création puisse émerger. Cette observation, associée à la crise sanitaire mondiale actuelle, nous a incités à reconsidérer notre façon d’offrir des résidences, d’autant plus que la mobilité internationale et locale était entravée par le confinement. Que reste-t-il du principe de résidence lorsque la mobilité est restreinte?

Quelques semaines après le début de la période de confinement, PHI a lancé Lignes parallèles, un programme de résidence à domicile pour les artistes de la région du Grand Montréal. Dix artistes ont reçu une aide financière pendant 60 jours pour créer une œuvre, qu’il fallait partager en ligne. Chaque semaine, les créateurs étaient invités à partager une partie de leur processus dans leurs studios virtuels, qui étaient une série de plateformes conçues et maintenues par l’équipe de PHI et adaptées à chaque projet. Au bout de 60 jours, les visiteurs pouvaient parcourir les projets finaux de Lignes parallèles grâce à un outil de navigation aléatoire — un choix motivé par le fait que les expositions en ligne, contrairement à leurs homologues physiques, permettent une plus grande liberté dans leur conception. Ces ateliers virtuels sont devenus la première rencontre du public avec les œuvres d’art : à travers ses visites, il a pu découvrir les inspirations et les humeurs des artistes et rencontrer les questions qu’ils se sont posées au cours de leur création. Cela nous a permis d’envisager un modèle où la médiation de l’œuvre d’art ne se fait pas seulement après coup, mais peut coexister avec sa création et influer sur son cours.

Le programme de résidence d’artiste virtuelle Lignes parallèles s’est déroulé sur 60 jours de mai à juin 2020. La résidence et l’exposition qui a suivi ont permis à dix artistes montréalais de rester en contact avec le public et à ce dernier de pénétrer dans l’univers des créateurs. (PHI)

Le développement de l’environnement numérique de Lignes parallèles a également soulevé d’importantes questions liées à la transposition d’une exposition en ligne. PHI n’avait pas de plateforme dédiée aux expositions numériques, celle-ci devait être conçue alors que les artistes travaillaient sur leurs projets respectifs. Cela représentait un défi considérable pour les artistes habitués à développer des projets pour lieux existants, qu’ils soient virtuels ou physiques. Les premières réflexions sur le concept de l’exposition ont porté sur la possibilité de concevoir un environnement de réalité virtuelle permettant d’accueillir les œuvres, ce qui s’est avéré impossible pour de nombreuses raisons. Le manque de temps a été un facteur déterminant, mais il y avait aussi le danger de demander aux artistes d’adapter une œuvre pour cet environnement virtuel, ce qui n’avait pas été énoncé dans notre appel. Une autre hésitation concernait la nature d’une résidence à domicile, que nous avons imaginée en réaction directe aux pressions de l’économie des résidences: en développant une composante de réalité virtuelle, nous aurions reproduit les tendances grandiloquentes de certains projets de résidence. Essentiellement, la réalité virtuelle aurait pu reproduire un effet trop souvent observé dans la conception des musées, où les gestes architecturaux éclipsent l’art exposé.

L’esprit de la résidence Lignes parallèles était de permettre à une variété de projets de prendre forme: certains étudiaient la pression exercée sur un artiste pour qu’il soit spectaculaire, tandis que d’autres plaçaient les artistes dans une position fragile qui faisait écho à un sentiment collectif de vulnérabilité. Reflétant l’intérêt soudain du monde pour le développement de nouvelles compétences au cours des premiers mois de la pandémie, certains des artistes de Lignes parallèles ont saisi l’occasion de se familiariser avec un nouveau médium ou une nouvelle technique, en utilisant l’Internet comme un référentiel de connaissances partagées leur permettant d’apprendre aux côtés de leur public.

Drone Garden de Justin Wright (PHI)

Le compositeur Justin Wright a décidé de se familiariser avec Unreal Engine et ses nombreux tutoriels et objets générés par les utilisateurs pour Drone Garden, un espace virtuel qui emprunte aussi bien aux salles de concert qu’aux environnements de jeux vidéo et aux jardins de sculptures, et qui sert de cadre à une composition originale. Chacune des sculptures du jardin est associée à l’un des musiciens de la pièce : grâce à la spatialisation sonore, les participants produisent différentes expériences d’écoute en se promenant autour des sculptures. Considérant que la plupart des publics n’auront pas accès à des casques de RV, Wright a adapté la présentation pour qu’elle puisse être téléchargée sous forme de logiciel et visualisée sur un ordinateur personnel.

Artist Survival Station d’Adam Basanta, une sculpture entièrement automatisée, performative, vivante, écosystémique et productrice de nourriture.

L’artiste visuel Adam Basanta a appris à cultiver des micropousses pour créer l’Artist Survival Station, une sculpture en pleine croissance dont les matériaux peuvent être récoltés et redistribués aux amis de l’artiste. Ce projet est un clin d’œil à l’intérêt de l’art conceptuel pour les réseaux de distribution et un habile commentaire sur la pression exercée sur les projets des artistes pour générer constamment des publics, des points de vue, des réactions et même d’autres projets. Pour accompagner sa sculpture, Basanta a autoproduit une série de tutoriels sur YouTube où il enseigne les étapes nécessaires à la construction et à l’entretien de sa ferme à domicile. La forme du tutoriel fait écho aux nombreux canaux en ligne consultés par Basanta et lui permet d’entrer en contact avec une communauté croissante qui s’intéresse à l’agriculture comme acte d’autosuffisance.

À une époque où il était impossible de rencontrer l’art au sein d’institutions physiques, d’autres artistes ont relevé le défi d’explorer comment l’art lui-même peut s’installer dans nos habitudes, remettant en question la banalité perçue du quotidien. Pour Dayna McLeod, l’œuvre s’est glissée dans l’espace le plus privé que l’on puisse imaginer : la chambre à coucher. McLeod s’était auparavant intéressée à la manière dont diverses technologies, notamment celles créées à des fins de surveillance, nous permettent de reconfigurer ou de transformer notre relation au corps. Elle a appliqué cette idée fondamentale à l’expérience du confinement. Pour la résidence, McLeod a installé au pied de son lit une caméra de surveillance équipée d’un système de vision nocturne, documentant chaque épisode de trouble du sommeil, un trouble dont elle a souffert pendant la majeure partie de sa vie. Chaque semaine, les visiteurs pouvaient découvrir une sélection de ces images granuleuses à travers Restless, une projection présentée à l’extérieur de l’appartement de McLeod. Le processus de l’artiste fait d’elle une sorte d’archiviste personnelle, qui doit filtrer des heures de son sommeil pour trouver ce qui a une valeur suffisamment dramatique pour se retrouver dans le montage final. Le processus évoque les pressions de l’autoprésentation en ligne, où les utilisateurs exploitent (ou mettent en scène) leur vie quotidienne pour trouver des contenus qui valent la peine d’être partagés.

Restless de Dayna McLeod, une vidéo de vingt minutes qui explore notre capacité individuelle à surveiller tous les aspects de notre vie quotidienne, y compris, dans ce cas précis, nos nuits, à l’occasion du programme de résidence virtuelle Lignes parallèles. (PHI)

Ironiquement, ces pressions se sont potentiellement transférées aux studios virtuels de Lignes parallèles dans lesquels les artistes participaient. En discutant avec les dix lauréats, nous avons réalisé qu’il était difficile de déterminer quels types d’informations du processus de création valaient la peine d’être partagées pour développer une meilleure compréhension de l’œuvre. Cela nous renseigner sur l’équilibre délicat dans la médiation de l’œuvre, où dire trop peu alimente la notion de création contemporaine comme étant abstraite ou inaccessible, et dire trop éclipse la présence de l’œuvre elle-même. Sans surprise, les artistes avaient pleinement intégré ces réflexions critiques dans leur façon d’interagir avec les ateliers. Face à une pression similaire de la performativité sociale, Philippe Collard a proposé Interludes, qui consistait en des séances d’écriture quotidiennes pour un roman d’autofiction. PHI partageait les informations sur les séances par le biais des médias sociaux pour qu’un public potentiel puisse passer et regarder l’auteur travailler ses textes en temps réel, et même interférer dans le processus en posant des questions ou en intervenant dans son histoire. En s’appropriant la nature sociale de la suite Google pour initier une rencontre avec un public qui n’est normalement pas au courant du processus d’édition, la proposition de Collard rend spectaculaire une tâche qui est habituellement intime, à la fois dans son récit et dans son ampleur.

Breathe, de Diego Galafassi. Ces illustrations représentent le voyage de l’air et de la respiration dans l’atmosphère terrestre lorsque nous expirons. L’air qui sera généré par les visiteurs dans l’installation entourée d’un rideau mettra deux ans à faire le tour du monde. (PHI)

Dans la prochaine exposition de PHI, les visiteurs rencontreront une incarnation physique des 10 projets de Lignes parallèles ainsi que la première mondiale de Breathe de Galafassi. À travers cette présentation, nous espérons réfuter l’idée de la création comme un acte détaché, en nous éloignant d’un modèle d’expression artistique autoritaire, qui met l’accent uniquement sur l’artiste en tant que producteur, pour reconnaître un réseau plus subtil et complexe d’acteurs qui font une œuvre d’art. Ce réseau proposé génère une mobilité structurelle plutôt que localisée, car il permet aux artistes de développer un travail dialogique, en intégrant à la fois le public et les collaborateurs comme acteurs clés du processus. C’est ce type de mobilité qui est au cœur des programmes les plus récents de PHI : une mobilité où l’interactivité n’est pas seulement une condition de la présentation de l’œuvre, mais une partie structurante de son idéation et de son développement.

Tout au long du mois d’octobre, nous présenterons une série d’articles en collaboration avec Immerse.

Fondé et dirigé par Phoebe Greenberg à Montréal, PHI est un pôle artistique multidisciplinaire situé au croisement de l’art, du film, de la musique, du design et de la technologie. Tourné vers l’art et les publics de demain, l’organisme couvre le spectre des idées radicales en misant sur l’expérience collective, la responsabilité sociale et la participation de l’auditoire.

PHI englobe le Centre PHI, le Studio PHI, des programmes d’artistes en résidence et la Fondation PHI pour l’art contemporain. Grâce à une programmation éclectique et une prédilection pour la création de contenus, PHI favorise les rencontres imprévues entre artistes et publics.

Immerse est une initiative du MIT Open DocLab et bénéficie d’un soutien financier de la Just Films | Ford Foundation et de la MacArthur Foundation. L’IFP est son commanditaire fiscal. Pour en savoir plus, cliquez ici. Immerse s’engage à explorer et à présenter des projets émergents non fictifs qui repoussent les limites des médias et abordent des enjeux de justice sociale. Nous comptons sur votre soutien, chers amis, pour assurer notre pérennité, croître et prospérer. Joignez-vous à nous en faisant un don dès aujourd’hui.

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Founded and based in Montreal, Canada, PHI is a multidisciplinary organization positioned at the intersection of contemporary art and technology.